
L’œil est l’un des organes les plus complexes et les plus anciens de notre évolution. Il capte la lumière, révèle les formes, module la profondeur et structure notre rapport au monde. Mais dans toutes les civilisations, il a aussi représenté la présence intérieure, la conscience et la vigilance. L’Égypte ancienne a cristallisé cette vision dans le Wedjat, l’œil « intact » ou « restauré ».
Le terme, issu de la langue égyptienne wḏȝ, ne désigne pas un œil ordinaire, mais l’œil d’Horus après sa guérison. Dans le mythe, Seth arrache ou brise l’œil du dieu faucon lors de leur affrontement pour la royauté, et Thot, maître de la connaissance, le reconstitue. Cet acte fait du Wedjat un symbole d’intégrité retrouvée, de protection et de lucidité.
Les scribes ont associé ce symbole à un système de fractions particulières, détaillé dans le Papyrus mathématique Rhind. Chaque partie stylisée du Wedjat correspond à une fraction : le sourcil à 1/2, la pupille à 1/4, le blanc de l’œil à 1/8, l’iris à 1/16, la courbure inférieure à 1/32 et la larme à 1/64. La somme atteint 63/64, laissant une part manquante. Ce fragment absent était attribué à la dimension immatérielle de la connaissance, ce que le regard ordinaire ne peut saisir. Les artisans de Deir el-Medina utilisaient ces symboles dans leurs calculs, gravés sur des ostraca — éclats de pierre ou de poterie servant de support quotidien — attestant que ce langage n’était pas seulement mystique mais intégré à la vie pratique.
La science moderne éclaire une autre dimension du regard. La pupille réagit non seulement à la luminosité, mais aussi aux émotions, à la mémoire, au désir, à la surprise. Elle se dilate dans l’attention intense et se contracte dans la vigilance crispée. L’iris, avec ses motifs uniques, reflète la constitution biologique, la vitalité, les prédispositions, et l’iridologie l’explore comme un miroir de l’état global de l’individu.
L’œil n’est donc pas uniquement un capteur passif : il enregistre, traduit, et manifeste l’état intérieur.
Au cœur du cerveau, la glande pinéale ajoute une dimension intimement liée au symbolisme du regard. Cette petite structure conique, photosensible et régulatrice de rythmes biologiques, a longtemps intrigué les traditions spirituelles, qui y voient un centre de vision intérieure. Elle produit la mélatonine, s’active selon l’obscurité, et présente une forme qui évoque l’œil simplifié ou le cône lumineux d’une perception tournée vers l’intérieur.
Son lien traditionnel avec un « troisième œil » reflète la conviction que la connaissance ne provient pas uniquement des sensations mais d’un champ de conscience plus subtil.
Les récits d’expériences de mort imminente élargissent encore le questionnement. Les témoins décrivent une vision claire alors même que le corps est inactif ou cliniquement mort. Ils voient des scènes, observent leur environnement, se déplacent hors de leur corps sans que les yeux physiques puissent fonctionner. Quel regard perçoit alors ces images ? Quelle forme de vision permet cette expérience lorsque l’organe biologique est inopérant ?
Cette interrogation rejoint la fraction manquante du Wedjat : une part du regard qui ne dépend pas de la matière, une faculté de perception qui n’est pas conditionnée par l’œil physique.
Ces récits interrogent la nature même de la conscience. La vision est-elle produite par l’œil ou révélée à travers lui ? Existe-t-il une perception résiduelle lorsque l’organe cesse de fonctionner ? Et si la conscience peut voir sans la rétine, quel est alors ce regard qui subsiste ?
L’œil intérieur, l’œil restauré, l’œil qui ne cligne jamais, pourrait représenter cette faculté que les traditions évoquent depuis des millénaires.
La méditation offre un terrain d’expérience directe. En calmant les influx sensoriels, elle permet de percevoir différemment la lumière, les formes mentales et les mouvements subtils de l’attention. La vision s’intériorise, la perception s’amplifie, et l’on découvre que l’œil ne se limite plus à l’organe anatomique mais devient une fonction de la présence.
Dans le silence et la concentration, quelque chose s’ouvre et observe sans effort, comme si une part du Wedjat retrouvait sa place, un regard qui ne dépend d’aucune paupière, un œil intérieur qui, lui, ne cligne jamais.